Si la pensée est en nous « passive », si elle provient d’une cause étrangère qui s’empare de notre esprit en exerçant sur lui une domination sans partage, si par ailleurs l’homme est divisé entre deux « vies » qui s’opposent l’une à l’autre en une lutte permanente au point que l’on puisse affirmer que « l’homme est deux hommes », alors il en résulte une situation qui peut se résumer à ceci : l’homme, par lui-même, est incapable d’opérer son redressement et changer son état abimé par la prévarication, il est dans l’impossibilité, à lui seul, de modifier sa déchéance, les conséquences de la désobéissance d’Adam étant inscrites dans l’être même de notre pauvre condition…

Une des clés essentielles pour comprendre la raison de notre état réduit à l’impuissance du point de vue humain, consiste à prendre conscience que la  justice divine s’est exercée, après la prévarication d’Adam, en nous transformant en un être « passif », c’est-à-dire un être certes encore doté des facultés qu’il avait à l’origine, que sont la « pensée », la « volonté » et « l’action » qui ont été conservées, mais des facultés désormais frappées par une rigoureuse limitation, faisant que nous ne pensons pas réellement, mais sommes « pensés » par l’effet d’agents extérieurs ou intérieurs qui nous sont étrangers, que notre volonté est faible et sujette à la désorientation choisissant presque toujours, par son penchant naturel, le mauvais chemin plutôt que le chemin droit, ce qui nous contraint à fournir des efforts considérables pour conserver une juste conduite, enfin que nos actions sont toutes entachées du fruit de la corruption et s’exercent pour l’accroissement du mal si nous ne travaillons pas, inlassablement, à nous soumettre à une rigoureuse discipline de vie [1].

Jean-Baptiste Willermoz exposa ainsi, avec une science étonnante, ce qu’il dénomme l’état de « mort intellectuelle » de l’homme, faisant de ce dernier une sorte d’automate, une mécanique agitée par des pensées, des convictions, des obsessions, qui s’imposent à lui en ignorant d’où elles proviennent, et qui l’amènent à avoir des comportements imprévisibles, inconstants, rendant non maîtrisables ses processus mentaux qui s’emparent de la pauvre créature abandonnée à des forces inconnues qui dominent sur elle de façon tyrannique.

De ce fait, Adam n’a pas seulement, en raison de son péché, été grossièrement vêtu de peau (Genèse 3, 21), en ayant perdu son corps de gloire « changé en un corps matériel corruptible avec lequel il vint ramper sur la surface terrestre [qui constitua] une barrière impénétrable qui le sépara de tous les Êtres spirituels » [2], mais fut de plus, destitué de ses « droits originels » en perdant la maîtrise de ses propres facultés individuelles, le condamnant à une humiliante « mort intellectuelle », vérités non pas « théoriques », issues d’une doctrine qui semblerait sombre et austère, consécutive à des tendances augustiniennes rigoristes relevant d’un pessimisme outré et excessif, mais vérités résultant d’un constat aisément accessible pour chacun s’il veut bien reconnaître la réalité de son état présent : « Vous ne devez point chercher la preuve de ces tristes vérités, ailleurs que dans vous-même à tous les instants de votre vie corporelle. Vous approuvez [vous constatez], que vos pensées bonnes ou mauvaises vous viennent par des voies étrangères. Il est constant que l’homme actuel ne crée point sa pensée, il ne peut se procurer à volonté celles qu’il cherche, ni conserver celles qu’il a, ni prévoir celles qu’il aura, ni se débarrasser de celles qui l’importunent […] L’homme est donc à cet égard dans une dépendance absolue et tout lui prouve que ses pensées proviennent d’une action étrangère à la sienne [3]

Or, si la pensée est en nous « passive », si elle provient d’une cause étrangère, cause qui s’empare de notre esprit en exerçant sur lui une domination sans partage, si par ailleurs l’homme est divisé entre deux « vies » qui s’opposent l’une à l’autre en une lutte permanente au point que l’on puisse affirmer,que « l’homme est deux hommes » [4], alors il en résulte une situation très préoccupante qui peut se résumer à ceci : l’homme, par lui-même, est incapable d’opérer son redressement et changer son état abimé par la prévarication, il est dans l’impossibilité, à lui seul, de modifier sa déchéance, les conséquences de la désobéissance d’Adam étant inscrites dans l’être même de notre pauvre condition – on pourrait dire dans la structure ontologique de l’humaine nature  -, aboutissant à une limite qui se révèle à nous en tant que sentence implacable : « Lié par son choix, l’homme s’est rendu incapable de se rapprocher par lui-même du Bien [5]. »

Le Phénix Renaissant, « La Science de l’Homme», Éclaircissements sur la double nature, n° 5, 2019, pp. 73-76.

Notes.

[1] La mise en lumière du caractère « passif » des facultés dans l’Adam chuté, provient de Martinès de Pasqually, qui distingue ce que fut l’homme avant la prévarication, doté d’un pouvoir « impassif », de ce qu’il est devenu aujourd’hui, en tant que lié à une forme corporelle passive semblable à celle des animaux :  « Le Créateur ayant vu sa créature satisfaite de la vertu, force et puissance innées en elle et par lesquelles elle pouvait agir à sa volonté, l’abandonna à son libre arbitre, l’ayant émancipée d’une manière distincte de son immensité divine avec cette liberté, afin que sa créature eût la jouissance particulière et personnelle, présente et future, pour une éternité impassive, pourvu toutefois qu’elle se conduisît selon la volonté du Créateur. » (Traité, § 11).

[2] Instructions, Fonds Georg Kloss, Bibliothèque du Grand Orient des Pays Bas, La Haye, 1778.

[3] Ibid.

[4] Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique, trad. H. Plard, Aubier, 1946, p. 261. Dans le distique évoqué, « L’homme est deux hommes » (‘‘Der mensch ist zwey Menschen’’), Silesius soutient : « Deux hommes sont en moi : l’un veut ce que Dieu veut ; L’autre, ce que veulent le monde, le démon et la mort. » (Op.cit., Ve livre, § 120).

[5] J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, op.cit.